Le monde d’aujourd’hui est doublement mélancolique en ceci qu’à la nostalgie de l’âge d’or commune à toute époque s’ajoute l’angoisse de sa disparition imminente qui suscite une sensation de vertige jusque dans les consciences. Le cinéma s’est aussi emparé de ce problème pour le porter à l’écran. À ce titre, Vertigo est exceptionnel puisqu’il montre pour la première fois la vérité nue du comportement obsessionnel d’un homme perdu en qui demeure la démence mélancolique et cruelle. Il ouvre donc un des programmes iconologiques de la modernité : la mélancolie, et qui fait du monde actuel un monde dérangé. En ceci, il décline le motif du spectre sous différents aspects : la personne disparue (Madeleine), le souvenir obsédant d’une femme aimée et disparue (l’image de Madeleine dans l’esprit de Scottie), l’incapacité de voir la femme devant lui autrement que la volonté pygmalienne de la modeler à son image (Judy que Scottie va habiller, maquiller jusqu’à la faire ressembler à Madeleine). Mais surtout, en faisant de la spirale et du double les thèmes plastiques et narratifs obsédants, Hitchcock montre cette « part d’ombre qui traverse le présent », ce « faisceau de ténèbres »1 qui révèle l’atmosphère cachée ou diffuse d’une époque, les fantômes politiques ou formels qui les hantent. »2 Le film devient alors d’autant plus vertigineux que la démence atteint le film et le cinéma pour qui, au prix de descentes dans les ténèbres et dans l’antre de la folie, représente un monde moderne ouvert aux vents de la pathologie.
Aussi Hitchcock a-t-il ouvert la modernité cinématographique à un vertige métaphysique double :
Une mélancolie d’un temps perdu, d’une origine à jamais perdue et dont le présent est habité de « fantômes de vivants » (Bergson) qui l’envahissent et le rongent. Celle-ci se déploie donc selon le principe de la ritournelle, comme « un circuit fermé qui va du présent au passé puis nous ramène au présent »3, un mouvement en spirale autour d’un foyer qui ne prend fin qu’avec l’épuisement du motif. C’est ce que l’on retrouve dans Voyage au bout de l’enfer où, dès le début du film, passe le sentiment que tout se trouve déjà passé et suit une pente déclinante, d’effondrements en chaîne qui suit la logique d’une pente infernale. Marqués au fer rouge par la guerre du Vietnam, les personnages sont malades d’un passé qu’ils ne reverront (la communauté joyeuse et bucolique de l’avant-guerre) ou ne revivront jamais (la guerre avec ses atrocités). Aussi l’odyssée conduit-il moins à la maison qu’à la mort (Michael allant chercher Nick au Vietnam ressemblant à Orphée qui descend aux Enfers chercher sa bien-aimée).
Une mélancolie comme « autoroute perdue », errante, malade qui va jusqu’à dédoubler une réalité, un monde qui n’est ni viable ni vivable sans que pour autant la fugue en laquelle consiste une telle mise en abyme soit pour autant salvatrice (Fred Madison qui se métamorphose au cœur de la nuit en Pete Dayton dans Lost Highway, l’enquêteur qui recherche l’écrivain disparu qui s’est réfugié dans une ville qui n’est sur aucune carte dans L’Antre de la folie…).
Il ne s’agit donc pas de faire une étude psychologique de la mélancolie. Au contraire, il s’agit de montrer qu’avec Vertigo, le cinéma moderne s’est emparé d’une problématique qui va hanter l’ère contemporaine et qui est construit sur la figuration désolée des univers affectifs et mentaux. Aussi conviendra-t-il dans une perspective philosophique, esthétique et littéraire de questionner l’idée vertigineuse d’un monde dérangé tant au niveau de l’univers que des psychés. Mais comment reconnaître une réalité qu’on ne voit plus ? Et jusqu’où les ténèbres pourront-ils s’emparer du monde ?
1AGAMBEN, Giorgio, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot et Rivages, collection « Rivages poche. Petite bibliothèque », 2008.