Naïs Sabatier
Pofesseure agrégée de philosophie
Doctorante au laboratoire de PHIER (UCA)
Mardi 12 mars 2024
Le XVIIIe siècle engage une modification profonde des rapports qu’entretiennent les Etats. A l’ancienne logique de la conquête – qui reste une réalité diplomatique pour de nombreux Etats européens – s’ajoute un nouvel ordre des échanges, tissé par les Sociétés Savantes et les Académies, qui loin de se satisfaire du réalisme des diplomates, fait émerger l’idée de la douceur du commerce. Cette douceur se présente comme une alternative au jus belli dans les processus de réduction de la conflictualité européenne, et structure l’opposition républicaine entre peuple commerçant et peuple républicain. Ce nouvel ordre – qui prétend expliquer et normer la communication entre les peuples – entraine l’apparition d’un discours normatif qui se réalise à plusieurs niveaux : à l’échelle internationale en premier lieu, puisqu’il vise le raffinement culturel et la pacification des relations entre les empires dans un nouvel « esprit de commerce » ; à l’échelle de la nation ensuite, car il éclaire d’un jour nouveau l’économie nationale, en s’opposant parfois au dirigisme étatique qui gêne la liberté des échanges ; et à l’échelle individuelle enfin, puisque l’homme est dorénavant considéré depuis l'intérêt qui l’anime et qui guide désormais sa conduite sociale contre l’ancien paradigme de la vertu martiale. Le commerce admet donc une double signification : il décrit les activités économiques d’échanges de biens tout en se chargeant d’une connotation à la civilité cosmopolite dans le « commerce du monde ».
Néanmoins, la thèse du « doux commerce » souffre d’une lecture du soupçon légitimement alimentée par la critique postérieure, notamment marxiste : le commerce a-t-il déjà été doux ? L’étude des relations internationales et des empires coloniaux a montré que les phénomènes d’échanges – entre les nations, ou entre les métropoles et leurs colonies – réalisent bien davantage une logique agonistique qu’une douceur cosmopolite. Autrement dit, le libéralisme naissant qui semble soutenir théoriquement le doux commerce vient-il contredire la logique des « comptoirs » et de l’exclusif colonial ? Si la liberté du nouvel agent intéressé s’arrête aux colonies, la thèse du doux commerce prend le risque d’être frappée d’anathème et mise au rang de l’idéologie coloniale. Il devient alors nécessaire de penser à nouveau frais la thèse du doux commerce en questionnant la cause d’une telle illusion : qu’est-ce qui a rendu possible cette mystification coloniale ?
Cependant, cette problématique repose sur un postulat : que le doux commerce soit effectivement une idéologie coloniale au XVIIIe siècle. Or le « tournant » colonial semble plus tardif : c’est avec Mill au XIXe siècle que s’engagent la véritable justification de l’entreprise coloniale, puis sa pérennisation avec par exemple les écrits de Tocqueville sur la colonisation française de l’Algérie. Cette chronologie laisse ouverte la possibilité d’une sensibilité anticoloniale au XVIIIe siècle, et d’une relation ambivalente entre le commerce et l’impérialisme, dont Diderot se ferait l’écho dans sa contribution à l’Histoire des deux Indes de Raynal en affirmant « Vous n’avez aucun droit sur les productions insensibles et brutes du pays où vous abordez, & vous vous en arrogez sur l’homme votre semblable. Au lieu de reconnaitre dans cet homme un frère, vous n’y voyez qu’un esclave, une bête de somme. » (Tome II, 1780). Si un discours normatif sur « l’universel humain » voit le jour au XVIIIe, et que la conviction idéologique de l’entreprise coloniale n’apparait qu’au XIXe, quelle place faut-il accorder à la thèse d’un commerce vertueux et pacificateur, notamment dans un des ouvrages majeurs du siècle : l’Encyclopédie ?